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DE L'IMAGE AUX SENS - 1997 - Diptyque, 120cm x 70cm, cadre en medium.

 

S Y N E S T H É S I E S ou : “Les guêpes fleurissent vert“ *

( texte écrit par Florence Costecalde )

 

ASSOCIER

Le travail de Christophe Canato consiste en une combinatoire ouverte. Chaque panneau d’environ 120 cm sur 60 cm est composé en diptyque : une photographie de 90 x 60 cm et une autre, de 60 x 30 cm.

Le plus petit des formats est réservé aux natures mortes. Le second concerne des personnes prises sur le vif.

L’oeuvre est ouverte dans la mesure où natures mortes et  photographies en situation offrent des sujets en droit infinis. 

 

COMBINER / CONFRONTER

Ce travail s’impose comme une combinaison car il fonctionne en série. Dans chaque panneau, les deux sujets se lisent de haut en bas, ou de bas en haut. L’oeil navigue d’un élément du diptyque à l’autre. Il peut aussi aller de diptyque en diptyque, libre d’associer les natures mortes entre elles, libre de ne regarder que la série des portraits en situation ou d’opérer un constant va-et-vient entre les deux.

Cette recherche, qui se donne une structure et la décline, n’est pas sans rappeler les travaux précédents de Christophe Canato ( toiles froissées / toiles pliées ; couleurs chaudes et formes circulaires / couleurs froides et formes angulaires ). A chaque fois, le sens provient d’un principe qui inclut déclinaison et variation.

 

EXPOSER / VOILER

Les photographies prises sur le vif sont floues. Elles jettent un voile pudique sur les situations et les personnages, qui conservent leur anonymat. Le flou impose une vision retenue, compensée par l’imagination. A l’inverse, les natures mortes sont nettes. Il s’agit d’exposer la matière. L’oeil est un scalpel qui scrute les ressemblances et les différences ( citrons plus ou moins verts ; piments tachetés ou pas ... crocodile retourné (blanc) ou posé à l’endroit (coloré)). La matière est étale. Elle se donne dans son abondance et sa luxuriance.

 

FIGER / FIXER DANS LE MOUVEMENT

Le français dit “nature morte” là où l’anglais parle d’une nature immobile ( “still life” ). La vie n’a pas disparu. Les objets sont simplement figés provisoirement dans un instant précis ( les citrons reposent sur un étal, la naphtaline est tout juste sortie de son sachet, les cendres en sont à un instant de leur accumulation...). Le temps est suspendu par la photographie mais, photographiez la nature morte à intervalles réguliers et vous observez des transformations. C’est ce que nous montre Peter Greenaway dans “ZOO”. Une charogne est traversée de mouvements. La limite entre animé et inanimé s’efface : la cohorte de vers s’en nourrit, précipite sa destruction et recrée un mouvement.

Au contraire, les scènes prises sur le vif fixent l’instant, un instant pris dans le mouvement : une tête qui bascule, un corps en marche. L’action a commencé avant l’intervention du photographe et continuera après lui : la main qui caresse est aussi celle qui caressait et qui caressera.

 

ANALYSER / SYNTHÉTISER

La nature morte, ici, est hors contexte : elle ne révèle ni possesseur, ni consommateur des objets photographiés. La scène pourrait avoir lieu partout ailleurs et ici même. Elle présente une situation générique. Filtres de cigarettes, piments, sucreries ... apparaissent d’une manière signalétique. Identifier, comme le ferait une illustration pédagogique : “ceci  est de l’ail”, “ceci n’est pas de l’ail mais de l’échalote”.

A l’inverse, les scènes d’action présentent des lieux sinon reconnaissables, du moins situables : un café, un couloir d’autobus, un ascenseur ... Premier plan et second plan se confondent. La notion de sujet principal disparaît. L’harmonie entre personnes et décors se renforce. La vision est globale, synthétique.

 

UNE NOUVELLE SENSUALITÉ : LA SYNESTHÉSIE

Le jeu de ces oppositions multiples fait travailler l’oeil en un va-et-vient complexe, à la recherche du sens qui lie les deux pièces du diptyque. Comme dans tout jeu d’analogie, l’intérêt réside dans la difficulté à créer un rapport. Peu importe que le spectateur soit réticent, voir écoeuré. L’association ne cherche ni l’évidence ni la facilité. “La terre est bleue comme une orange”, nous dit Eluard. Les photographies de Christophe Canato nous disent : “L’échalote se sent comme une vieille qui prend le métro”. “Tu as un sourire de crocodile”. “Ton sexe est un citron vert pimenté”. Le jeu de libre association délivre un sens nouveau, sensoriel, la synesthésie.

Tran Anh Hung agence son film, “L’odeur de la papaye verte” comme une synesthésie : il fait surgir de la sensation visuelle un autre sens, habituellement étranger au cinéma, l’odorat. Le travail de Christophe Canato perturbe la perception ordinaire. La vue sollicite le goût. Nous avons envie de dire : “A te regarder, l’eau me vient à la bouche” ... “ Tu me donnes envie de vomir”.

Qu’on en salive, qu’on en soit écoeuré, la photographie trouble nos sens. Elle nous fait passer d’un état sensoriel à l’autre. Le nerf sensoriel change de domaine sans crier gare. Tourbillon. Perturbation.

 

* Paul Eluard. Extrait de : “  jamais une erreur les mots ne mentent pas ”.

L’amour la poésie, gallimard, 1929.